Cette semaine, Frédéric Mazzella vous embarque dans un voyage au cœur de la complexité. Le fondateur de BlaBlaCar et de Captain Cause décrypte comment, dans un monde saturé d'informations et en constante évolution, les entrepreneurs doivent être des maîtres de la synthèse pour imaginer le monde de demain.
Informations, opportunités, sollicitations, nouveautés, tendances, dangers, espoirs… nous sommes chaque jour abreuvés d’une multitude de signaux, via une quantité croissante de canaux. Il nous faut cependant tout assimiler pour rester pertinent dans le monde d’aujourd’hui. L’entrepreneur, lui, doit en plus imaginer comment être pertinent dans le monde de… demain ! Mais comment fait-il ?
Quelles que soient les méthodes que l’entrepreneur emploie pour estimer la justesse de sa vision pour le monde qui vient, il doit développer une surcapacité à synthétiser, à écrire une histoire simple exposant une conclusion face à des situations complexes et multiformes. Une synthèse permet de mieux communiquer, et c’est indispensable pour fédérer (l’autre compétence indispensable de l’entrepreneur). Détecter les signaux faibles, mettre les informations en relation les unes avec les autres, constituer peu à peu une image plausible du futur, et prendre des décisions éclairées sur la base de cette “matière”, c’est le quotidien de l’entrepreneur.
En plus des informations auxquelles nous avons normalement accès tous les jours, l’entrepreneur va chercher ce que pensent et anticipent tous les acteurs qui seront concernés de près ou de loin par ce qu’il envisage de construire : il sonde et questionne ses futurs clients bien sûr, mais aussi ses partenaires, ses financeurs, ses recrues, ses potentiels concurrents et la société toute entière, pour savoir si elle est prête à recevoir son innovation. Il malaxe toute cette information en faisant travailler au maximum les neurones qui nous servent à résoudre des puzzles : comment est-ce que toutes ces petites pièces s’accrochent entre elles dans le futur ?
Synthétiser après avoir récolté un maximum d’informations et d’opinions, c’est solliciter toutes ses capacités cognitives pour cristalliser l'ensemble dans une version intelligible et logique, qui donne alors naissance à un nouveau résumé clair et crédible de ce qu’il pourrait se passer dans le futur, qui permettra de convaincre toutes les parties prenantes devant participer à la construction de ce même futur, ensemble, car comme le dit le fameux proverbe africain : “Tout seul, on va plus vite, mais ensemble, on va plus loin”. Le travail de synthèse de l’entrepreneur est donc d’une complexité qui dépasse notre monde en 3D. Ce puzzle ultra-complexe, il se résout en fait en 5D, 5 dimensions que l’on peut clairement décrire :
1 - La Pertinence
La dimension généralement la plus visible, c’est la pertinence de l’idée : résout-elle un vrai problème, le fait-elle intelligemment et efficacement, mais aussi, est-elle la bienvenue dans le monde qui vient ? Oui, car Victor Hugo l’avait justement très bien “synthétisé” : “Rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu”. Si l’on pense souvent en premier à la pertinence d’une idée par rapport à un problème à résoudre, on évacue souvent la pertinence du moment auquel elle apparaît, qui pourtant est son facteur déterminant de réussite, c’est à dire d’acceptation par la société, et de pénétration des usages. La pertinence regroupe donc le “quoi”, le “comment”, mais aussi et surtout le “quand” ! Le corollaire pour l’entrepreneur est que lorsque son idée est en avance sur son temps, il doit attendre le bon moment, mais ne sait pas combien de temps... Il court le risque d'être pris pour un doux rêveur déconnecté des réalités pendant bien longtemps, et bien sûr, il encourt le risque de perdre tout son investissement en temps ou en argent pour avoir tenté l’impossible, en-tous-cas à ce moment-là, et aussi celui de perdre confiance en lui, en ses capacités d’anticipation et en son intuition.
2 - La Comparaison
“Les bons artistes copient, les grands artistes volent.” avançait Picasso, provocateur. A minima en tout cas, les entrepreneurs doivent toujours se forcer à ne pas vouloir tout inventer, et à regarder comment font les personnes et les projets qui essayent de résoudre des problèmes similaires à ceux auxquels ils s’attaquent. En jargon business, on dit “benchmarker”, c'est-à-dire faire des études sur ce que fait la concurrence, et où en est l’état de l’art dans tel ou tel domaine connexe. Analyser tous les projets qui comportent des composantes communes au sien permet de comprendre où on se situe, comment on peut s’inspirer, mais aussi comment s’adapter pour couvrir des angles qui ne le sont pas encore. Construire un bon produit, c'est souvent s’inspirer de ce qui se fait de bien, en y ajoutant ce que l’on fait de mieux ! Étonnamment, on n'apprend pas forcément le travail de recherche ou de “benchmarking” à l’école, alors que c’est un de ceux qui occupent le plus les entrepreneurs.
3 - La Simplicité
Le produit qui fonctionne le mieux, c’est souvent celui qui est le plus simple à comprendre et à utiliser, quelle que soit sa complexité cachée. Quand on est entrepreneur, il faut savoir donner à ses clients ou ses utilisateurs ce dont ils ont besoin, via une interface épurée et efficace. Lorsqu’on ouvre Doctolib par exemple, le bouton pour réserver un rendez-vous nous saute presque au visage, et c’est très bien, parce que c’est simple à utiliser ! Un bon produit, c'est comme un toboggan : on ne parle pas de lui, mais du plaisir qu’il nous procure, tant l’expérience client a été mise au cœur de sa conception ! Je pourrais bien sûr aussi vous parler de l’ergonomie facile d’utilisation de BlaBlaCar, et de l’immense quantité de travail derrière la simplicité apparente des interfaces, mais on pourrait alors croire que je suis moins objectif !
En tout cas, plutôt que de s’éparpiller sur 1000 et unes fonctionnalités (ce qui peut être très tentant), l’entrepreneur doit choisir et se focaliser sur l’essentiel, rester pragmatique pour synthétiser la complexité et la transformer en simplicité. On dit que “choisir c’est renoncer”, et c’est bien entendu cette seconde partie, l’abandon de fonctionnalités ou concepts “moins bons” que ceux qu’il faut conserver, qui est difficile.
4 - La Diversité
Une vraie synthèse repose sur du contenu en provenance de sources variées. Il est primordial d’explorer en diversifiant les contextes et les origines des informations que l’on va assimiler. Une synthèse qui se baserait sur des sources d’informations homogènes ne serait qu’un résumé de cette source, et donc un seul point de vue. Il faut aussi souvent faire l’effort d’aller chercher les informations dans leur entièreté, pour ne pas faire une synthèse à partir d’informations tronquées ou moyennées. Par ailleurs, l’intelligence artificielle vient aujourd’hui brouiller les pistes, car si elle semble être à même de faire elle-même un travail de synthèse à partir de sources incroyablement variées, elle formule une synthèse influencée par un poids respectif des sources que l’on ne connaît pas, et si elle évite généralement dans ses conclusions les points de vue extrêmes, elle est aussi capable de fournir de manière très affirmative des informations parfaitement… fausses. (cf ma tribune sur le nivellement par l’IA).
Il faut pourtant toujours se renseigner sur des avis qui s’opposent, et qui sont aussi possiblement contraires aux nôtres, pour être à même de faire une belle synthèse. C’est d’autant plus difficile aujourd’hui, que les réseaux sociaux nous poussent du contenu qui vient valider ce que l’on croit déjà, plutôt que de nous ouvrir l’esprit, et ce pour maximiser l’adhésion des utilisateurs aux contenus diffusés, dans le but de les “scotcher” à l’écran en créant alors une opportunité plus longue de leur proposer des publicités. David Chavalarias explique d’ailleurs dans “Toxic Data. Comment les réseaux manipulent nos opinions” que les réseaux sociaux sont à l’origine d’une polarisation de l’opinion publique : chaque groupe se renferme sur lui-même, et n’est jamais soumis aux opinions des autres. Quand on est entrepreneur, il faut utiliser sa curiosité pour aller chercher de l’information de tous bords, pour trouver des solutions universelles. C’est l'équivalent, en ski de fond, à réussir à sortir des traces de la piste : cela demande un réel effort !
5 - Le Choix
“Du covoiturage… avec des inconnus ?!”, “BlaBlaCar ? T’es sûr du nom ?”. Quand on expose son idée, on a le droit à toutes sortes de retours : des bons, des mauvais, des constructifs, des négatifs, bref, beaucoup de retours. C’est primordial de savoir en faire la synthèse. Certaines idées sont bonnes et doivent être appliquées, d’autres non, et d’autres enfin ne peuvent être construites que par l’entrepreneur lui-même, sur la base des synthèses qu’il a faites et de la connaissance du marché qu’il a acquise. Il faut aussi savoir trancher et choisir une direction pour son projet, même quand les retours ne vont pas tous dans son sens. Au début de BlaBlaCar, peu de gens croyaient dans mon “site web pour des beatniks qui font de l’auto-stop”, mais moi, j'y croyais très fort car j’avais analysé beaucoup de paramètres, et cette chose-là manquait, devait logiquement arriver ! Alors, j'ai continué, j’ai pris des choix tout en restant critique dans l’action, attentif aux nouvelles idées. En synthétisant constamment des idées, on s’assure de prendre les décisions les plus éclairées. Cela ne garantit pas que ce soient les bonnes, mais cela permet avancer. Il faut ensuite cependant garder en tête la notion primordiale de “coût irrécupérable” (sunk cost en anglais) qui permet ensuite de savoir changer d’orientation lorsque de manière objective on se rend compte que la piste que l’on a choisie n’est finalement pas la meilleure.
Ces 5 dimensions, la Pertinence, la Comparaison, la Simplicité, la Diversité et le Choix, permettent de renverser le statu quo en voyant les choses sous un nouvel angle, et en trouvant la force d’avancer vers l’inconnu. C’est la méthode que les entrepreneurs appliquent, qu’ils en soient conscients ou non, pour agir sur le monde de demain !
Aussi, ma nature optimiste et résolument entrepreneuriale me pousse à penser que ce qui est vrai en entrepreneuriat l’est également souvent “dans la vraie vie”, c’est pourquoi ces 5 dimensions sont probablement très utiles à garder en tête pour choisir la vie moderne et diverse qui nous convient, en sélectionnant le meilleur pour nous, et en s'inspirant de comparables tout en recherchant la simplicité.
Nous avons tout le reste de notre vie pour y penser !
Frédéric Mazzella
Fondateur de BlaBlaCar et de Captain Cause
L’agence FeuilleBlanche produit des médias d’inspiration pour les dirigeants et crée des contenus de marque.